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Quand le designer ivoirien Jean Servais Somian tend la main vers la jeunesse

Installé à Grand-Bassam, l’artiste revisite les objets du quotidien et crée des pièces alliant esthétique et fonctionnalité. Il s’inscrit dans une logique de transmission avec la jeune génération de designers ivoiriens.

« Je prends les troncs tels qu’ils sont. Je les laisse dans leur écriture, sans les redresser », explique Jean Servais Somian, en désignant une sculpture longiligne en cocotier, parsemée de fleurs d’hibiscus rouges et exposée dans son showroom. Il ajoute : « Ce qui est dans la nature n’est pas droit. » Depuis 2018, le designer ivoirien s’est installé dans la station balnéaire de Grand-Bassam, loin du tumulte abidjanais.

C’est là, dans une ancienne demeure familiale rénovée que se trouve désormais l’un de ses ateliers de sculpture, sa salle d’exposition et sa maison d’habitation, le tout entouré de plantes et de fleurs. Ce matin-là, l’artiste âgé de 51 ans, porte comme souvent un chapeau Yohji Yamamoto noir à bords larges qui recouvre ses dreadlocks grisonnantes. Des bagues offertes par des amis ou rapportées de voyages, en matériaux divers, ornent ses doigts et tintent lorsqu’il parle en agitant les mains. Sa silhouette est élancée et son sourire laisse deviner des dents du bonheur.

Clin d’œil à Mondrian

La visite se poursuit. Les pièces sont variées, surprenantes. La voix de l’artiste résonne dans le showroom lumineux. Il s’attarde de temps en temps sur certaines œuvres. Un canapé réalisé avec une ancienne pirogue, une enfilade colorée, des meubles en bambou revisité, de la marqueterie en os de bœuf, travaillée de sorte à donner l’impression de l’ivoire… Même si une bonne partie de ses créations sont en cocotier, Jean Servais Somian utilise différents matériaux et plusieurs essences de bois.

Ses touches de couleurs – bleu, jaune, rouge, noir et blanc – qui illuminent certaines de ses pièces sont un clin d’œil au peintre néerlandais Piet Mondrian et à l’architecte et designer française Charlotte Perriand. « Le vert est arrivé par la suite, parce que j’aime cette couleur qui est celle de l’espoir », précise-t-il. L’attention est portée sur les finitions.

Sous un grand hangar situé en face du showroom que nous rejoignons en traversant la cour, un homme est en train de tailler un tabouret. Des piles de bois s’entassent tout autour de lui. Ici, on laisse le matériau « respirer ». La fabrication d’une pièce peut prendre six mois, en suivant le rythme du bois. Au fond de l’atelier, à droite, de gros blocs de bois taillés en mortier sont entreposés.

« Nous allons déconstruire ce que nous avons et expérimenter de nouvelles écritures », se réjouit Somian, qui n’a de cesse de revisiter des objets du quotidien, les troncs de cocotiers devenant miroirs et bibliothèques, les bassines en plastique renversées et surmontées de coussins en wax se transformant en sièges.

Futur parc urbain d’Akouédo

Sa créativité a permis au designer ivoirien d’être invité à participer à des expositions individuelles ou collectives sur plusieurs continents. En juin dernier, il a ainsi participé à l’exposition « Identités contemporaines », au Centre Pompidou, à Paris. En 2018, ses œuvres ont été exposées au Palais Litta, à Milan, en Italie. Dans son propre pays, il est souvent à l’honneur dans des galeries d’art contemporain.

C’est d’ailleurs lui qui a été retenu pour réaliser le mobilier du futur parc urbain d’Akouédo. Ce projet, qui vise à transformer l’ancienne décharge en espace vert, devrait être achevé en 2023 selon les autorités. Si son travail en tant que designer est aujourd’hui reconnu dans son pays et à travers le monde, c’est un métier auquel Somian ne se prédestinait pourtant pas.

Après son enfance à Adiaké, dans le sud-est de la Côte d’Ivoire, Somian quitte sa ville pour poursuivre ses études à Abidjan. Mais l’école ne l’intéresse pas et il abandonne au collège. Ses parents veulent qu’il apprenne un métier. L’époux de sa tante, un Libanais, dirige alors un atelier à Abidjan : le centre de menuiserie et d’ébénisterie Georges Ghandour.

« C’était une école de métier de près de 80 personnes. Il a formé tous les ébénistes d’Afrique de l’Ouest depuis les années 1960 dans son atelier construit par Félix Houphouët-Boigny », se souvient Somian, qui a intégré la formation en 1987 pour en ressortir  deux ans plus tard avec un CAP en ébénisterie. « Je suis un ébéniste de profession, mais j’ai embrassé le design car je crée les pièces que je réalise », explique-t-il. Après cette formation à Abidjan, Somian passe une année dans le village artisanal, où il découvre le travail sur le cocotier, un matériau difficile à dompter.

Passionné de jazz

Puis, au début des années 1990, il s’envole vers la France, à Paris, où il vit de petits boulots. Il est aussi modèle pour des peintres et pratique la boxe anglaise de façon professionnelle pendant quelques années. Mais sa passion première reste le jazz. En 1997, il rentre au pays et crée avec des amis le « Zig Zag », un club de jazz du Plateau. En 1999, un coup d’État renverse Henri Konan Bédié. Le pays est à l’arrêt. « Il faut faire ce qu’on sait faire. C’est comme ça qu’en 2000, je me lance petit à petit dans l’ébénisterie, se souvient-il. S’il n’y avait pas eu le coup d’État, je serais peut-être dans le show-business en train de créer des bars à jazz à Abidjan. »

Le vrai déclic viendra deux ans plus tard, en 2002, lorsque quelques-unes de ses pièces sont sélectionnées pour participer à la Biennale internationale de Saint-Étienne (France). Le jeune artiste y voit des milliers d’autres exposants et se lance. Au cours des premières années de sa carrière, il travaille surtout en France et se passionne pour son métier. Il se forme également au sein de l’agence de design et de conception Daniel Beck à Lausanne.

    Nous allons éduquer nos compatriotes à consommer ce que nous produisons.

À cheval entre l’Afrique et l’Europe, ses œuvres sont souvent qualifiées de métissées. Ce n’est qu’en 2012 qu’il organise sa première exposition au pays, « Les demoiselles de Grand-Bassam », à la galerie Arts pluriels d’Abidjan. « Je voulais présenter des choses sur le continent. C’est pour cela que j’ai décidé de mettre en place un showroom dans mon pays. Nous allons éduquer nos compatriotes à consommer ce que nous produisons. Aujourd’hui, c’est de mieux en mieux compris : du textile à la mode en passant par le design. »

L’artiste estime que sa clientèle est composée de « monsieur et madame tout le monde ». Les prix de ses œuvres varient entre 250 000  et 3 millions de  francs CFA (entre 380 et 4550 euros). Pour un tabouret, par exemple, comptez 500 000 F CFA, pour des guéridons de 200 à 300 000 F CFA, des miroirs à 250 000 à 1 million de F CFA en fonction de la taille, un fauteuil à 750 000, des sculptures entre 2 et 3 millions. Outre son showroom, on peut trouver quelques pièces à l’Ivoire Trade Center d’Abidjan et dans un concept-store créé par Yamousso Thiam pour mettre en avant les artistes du continent, situé au Noom hôtel, au plateau. À Paris, il est possible d’acquérir ses œuvres à la galerie 193.

Former la relève

S’il estime qu’il y a de plus en plus d’engouement vers l’art contemporain en Côte d’Ivoire, notamment grâce aux galeries, Somian soulève la nécessité pour le secteur de se « structurer afin de pérenniser et de créer une économie réelle au-delà du show ».

Pour lui, cela doit aller de pair avec la transmission et la formation de la relève. De septembre à novembre 2022, huit jeunes designers étaient exposés à la Fondation Donwahi, au terme d’une année d’encadrement « du croquis à la réalisation », avec Jean Servais Somian. Pour l’artiste qui en était l’initiateur, « c’était une évidence ».

Il y a de la place pour tout le monde !

Il insiste : « Si je n’ouvre pas de portes, c’est comme si ce que je fais n’était pas transcendé. Il y a de la place pour tout le monde ! » Les deux lauréats de la première édition, Lisa Colombe Adjobi et Mohamed Coulibaly, ont reçu des prix de la fondation pour la « jeune création ». Ils seront également accueillis en stage au sein de la société de design Spiral qui éditera une de leurs créations.

En attendant de réaliser son projet d’école de designer, Somian multiplie des projets allant dans le sens du partage des connaissances et de la création de liens. Il prépare actuellement une résidence d’artistes qui devrait être lancée au début de l’année 2023 à Grand-Bassam. Et tout comme l’artisan qui l’a formé à ses débuts au village artisanal, il forme à son tour le fils de ce dernier.

 

La Rédaction 

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